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1. Moïla

 

 

L’entrée de la salle était dissimulée sous d’épaisses grappes de fleurs. Tanaro cherchait un petit carnivore caché dans les pétales, quand il l’avait entrevue. À peine avait-il attrapé l’animal doté d’aiguilles venimeuses sur le dos, que ce dernier s’était défendu en éjectant un faible poison, obligeant Tanaro à le lâcher. La créature s’était alors réfugiée sous les fleurs, où le garçon avait découvert de la roche dont il ignorait l’existence à cet endroit.

—   Viens voir ! avait-il dit à son ami Loé, affairé à l’examen des plantes alentour.

Ce qui avait tout de suite attiré leur attention, c’étaient les traits gravés dans cette roche argentée comme la pleine lune. Il y en avait tout le long d’un portique rectangulaire. Tanaro avait dégagé les fleurs et soumis à la lumière de la Grande Forêt d’étranges écritures : c’était leur langue, il avait reconnu ses formes, mais ni lui ni Loé ne comprenaient ce qui était écrit.

 

Tanaro avait senti qu’il venait de découvrir quelque chose que les siens ne partageaient qu’après le Troisième Grand Cycle, ou plus tard encore. Ce moment, il l’attendait avec impatience. Des vérités lui seraient révélées. C’était un moment où Aumm, l’univers, devenait un peu plus compréhensible, où ses pouvoirs grandiraient encore.

Quand Loé avait vu l’entrée de la salle dont l’intérieur était curieusement invisible, il avait émis un simple « Hmm ». Tanaro trouvait son tempérament placide assez amusant en général ; lui, en revanche, était très vif et pétillant de vie. Il s’était quand même attendu à une autre réaction. Après tout, c’était une drôle de découverte ! Il avait fixé le visage timide de Loé, ce visage entouré de cheveux d’un blond solaire, et attendu qu’il dise autre chose.

—   Tu ne veux pas savoir ce qu’il y a là-dedans ? lui avait finalement demandé Tanaro, l’air coquin, en arrangeant ses longs cheveux noirs en une boule retenue par un peigne sur le haut de sa tête.

—   Nos découvertes doivent toujours être partagées, avait répondu Loé avec un froncement de sourcils. Avant d’aller plus loin, il faut voir avec les adultes et leur demander si…

Il n’avait pas eu le temps de finir sa phrase qu’un Pic Rouge – un énorme carnivore qu’ils ne connaissaient que trop bien – avait bondi deux arbres plus loin. Sur la corne d’un rouge sanguin qui poussait au-dessus de son museau était empalé un tronc, qu’il avait jeté sur eux. Tanaro s’était aussitôt mis en position de défense. Avec Loé, ils étaient parvenus à créer un bouclier qui les avait protégés de justesse. L’animal avait approché à grande vitesse, mais les pouvoirs des garçons leur avaient permis de faire un saut si haut qu’ils avaient atteint la cime des arbres en un clin d’œil. Heureusement bien plus futés que cet animal, ils étaient restés cachés le temps que le Pic Rouge trouve un autre mammifère à se mettre sous la dent.

Cette journée avait été pleine de rebondissements. Les garçons étaient rentrés dans leur cité sans dire un mot. Tanaro avait toutefois senti qu’il fallait qu’il retourne à cet endroit. Et vite.

 

*****

 

Après trois passages lunaires, Tanaro se persuada que cette salle contenait une énigme. Il demanda aux anciens s’ils avaient connaissance d’une quelconque construction dans la Grande Forêt. Ils répondirent que non. Il s’agissait donc d’un endroit secret.

Tanaro entendait bien résoudre cette énigme, c’était pour ce genre de mystère que son peuple vivait. Certes, en général, il fallait tout partager, toute connaissance, toute découverte, toute hypothèse. Il arrivait toutefois que certains d’entre eux optent pour un peu d’individualisme. Tanaro était de ceux-là. Il savait bien que ce n’était pas un trait de caractère dont il devait être fier. Il avait aussi beaucoup de curiosité en lui. « Ça compense », se disait-il.

Il retourna dans la salle sans Loé, sans le dire à quiconque, un peu anxieux mais excité par ce qu’il allait découvrir.

Une fois devant le portique, il avança doucement. Au bout de cinq pas, une pâle luminosité d’un vert bleuté s’échappa de structures murales. Celles-ci avaient une forme de trompette inversée et étaient composées en cristal. Le cœur de Tanaro bondit dans sa poitrine. Il se calma en psalmodiant une petite chanson qui ralentit ses palpitations, puis observa l’endroit.

Il remarqua que les murs étaient nus et métalliques, tout comme le sol. Cette salle devait faire trois ou quatre fois sa hauteur, et sûrement une dizaine de fois sa taille pour la longueur. Il n’y avait rien d’autre ici que treize vases lui arrivant à la taille, réalisés dans un cristal différent de celui des lumières, ambré celui-là. Ces vases étaient en équilibre sur un socle de pierre noire et tournoyaient faiblement sur eux-mêmes. Tanaro avait l’impression d’être dans une boîte dans laquelle on aurait conservé un trésor.

Il s’approcha alors de ce qui l’intriguait le plus : ces vases. À l’intérieur se trouvait…

—   De l’eau ! s’exclama-t-il, déçu, dans un écho qui rebondit dans la salle.

Il se retourna sur lui-même. Il venait d’entendre quelque chose.

—   Tanaro ? appelait une voix dans son esprit.

Il reconnut Anoa.

—   Tanaro ? appela-t-elle encore. C’est en train de se produire ! Dépêche-toi voyons, tu vas rater ce moment historique !

Le garçon laissa la voix s’abîmer dans le silence de ses pensées. Il ne pouvait pas rester là. Mais ce n’était que partie remise.

Il sortit très prudemment. Il devait être vigilant, il savait que de nombreux carnivores, beaucoup plus dangereux que le Pic Rouge, peuplaient la Grande Forêt. Il courut, tous ses sens en alerte, vers un chemin à flanc de colline, bordé d’arbres aux feuilles bleutées. Là, il vit dans les cieux leur lune bien-aimée, Moïla, une masse zébrée d’innombrables entailles. Il savait que le moment historique dont parlait Anoa était la mort de Moïla.

—   Donne-moi la main, dit Anoa, quand le jeune garçon l’eut retrouvée.

La jeune femme portait une robe d’un vert chlorophylle similaire à la tenue de Tanaro. Ses cheveux étaient enroulés autour d’un anneau horizontal derrière sa tête. Elle faisait partie de la même communauté que lui, celle des cultivateurs. Elle devait lui expliquer ce qui allait se produire.

Le garçon n’avait pas envie d’être à ses côtés. Il courut alors vers Manéo, assis sur un gros rocher un peu plus loin. Sa toge ocrée représentait la couleur du collectif des chamans, donc ceux qui écoutaient l’univers et qui connaissaient son fonctionnement. Il allait pouvoir répondre à ses questions.

Manéo fixait l’océan en silence. Il avait survécu à de nombreux cataclysmes, Tanaro le savait. Dans ses yeux bleus, un abandon s’y affichait. Comme s’il n’y avait plus rien à faire.

—   Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Tanaro.

—   Il va nous quitter, énonça Manéo d’une voix grave légèrement chevrotante.

—   Qui ça ?

—   Atlén, répondit-il en pointant un doigt en direction de l’océan. Au moment où Moïla va se désintégrer, Atlén ne viendra plus s’étendre sur nos côtes. Il ne restera qu’un lac d’eau salée… Notre monde ne sera plus jamais le même.

Tout à coup, Moïla se fragmenta en plusieurs morceaux qui se détachèrent les uns des autres. C’était si lent que l’œil pouvait le voir sans l’aide d’instruments astronomiques. Il ne fallut pas longtemps avant que l’astre ne se désintègre en une douzaine d’astéroïdes et une multitude de petits éléments rocheux.

—   Aumm a prédit que nous allions disparaître, laissa tomber Manéo brutalement, en examinant le ciel encombré.

—   Non, nous n’allons pas mourir ! cria le garçon.

Le chaman eut un sursaut de stupeur. Tanaro le vit dans ses yeux. L’étonnement que Manéo avait ressenti provenait de ce refus, ce déni de la volonté de l’univers, une chose impensable chez les leurs ! Était-ce un signe que les rumeurs sur une possible rupture au sein de leur peuple étaient fondées ? Tanaro savait que les chamans avaient mentionné une vision de rébellion. Ce n’était pas vraiment concevable, car il n’y avait pas eu de conflits dans leur société depuis très, très longtemps. Mais il arrivait que Mère Nature leur lance des défis, se rappela Tanaro.

—   Allez, ne reste pas là à contempler les débris de notre pauvre Moïla, dit enfin Manéo en posant sa grande main noire sur l’épaule du garçon. Nous avons des tâches à accomplir. L’absence de lune va entraîner de grands chamboulements sur cette planète, dit-il en voyant l’océan se retirer des côtes comme il l’avait annoncé. Nous allons devoir protéger ce qui restera de notre cité de la surface, pour le cas où nous en aurions besoin. Puis nous irons dans notre refuge sous-marin.

Tanaro hocha la tête, pensa à toutes les contrées de leur monde qui allaient disparaître à jamais…

 

 

2. Une expérience qui tourne mal

 

 

—   Je crois que nous avons un problème, annonça Paul, en entortillant une de ses mèches frisées autour de son index, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur.

—   Les problèmes n’existent pas, il n’y a que des contretemps, le corrigea nonchalamment Sidney.

Sidney dépoussiéra sa chemise de miettes de biscuit et examina l’écran. Puis il se leva de sa chaise rembourrée, remit ses petites lunettes carrées en place, vérifia la multitude d’ordinateurs qui encombraient tout un coin de la salle de contrôle. Il gratta ses cheveux drus hérités d’ancêtres africains, et finit par s’asseoir dans l’un des deux canapés bleus qui leur servaient pour réfléchir.

Ils travaillaient dans un centre de recherche situé dans les montagnes du Mont-Blanc, à quelque deux mille mètres d’altitude. Il n’était pas question d’avoir de problèmes. Sidney dirigeait cet endroit et avait pour consigne de ne jamais faire parler d’eux. Et puis trois autres scientifiques étaient employés dans ce centre. Ils dépendaient du bon fonctionnement de l’installation, mais aussi des compétences de leur directeur.

—   Qu’est-ce que tu suggères ? demanda Paul, ses petits yeux verts faisant le va-et-vient entre l’écran et le visage de Sidney.

—   On lance une seconde décharge.

—   Tu es sûr ?

—   Si on veut savoir comment récolter l’énergie de l’ionosphère, eh bien, il faut qu’on lance une deuxième décharge. Ce n’est que comme ça que les choses pourront se dévoiler, Paul, tu le sais. C’est un peu dangereux, accorda Sidney en battant des mains à plat devant lui comme pour s’excuser, mais les risques valent la récompense potentielle. Imagine ce qu’on pourrait faire avec cette énergie…

—   Ouais, fit Paul avec une grimace. Sauf que nos activités ici peuvent entraîner de graves conséquences, je te le rappelle. Bon, d’accord pour la deuxième décharge, mais à une condition… (Sidney fit « oui » tout de suite de la tête) que tu en prennes l’entière responsabilité.

—   Je suis ton supérieur, ça va de soi, dit-il en se levant du canapé pour rejoindre son ordinateur.

—   Non, non, non. Si jamais les choses tournent au vinaigre, tu dois réparer les dégâts tout seul, Sid.

—   Ah oui, j’oubliais, tu me laisses tomber, railla Sidney en s’asseyant sur sa chaise.

—   Ta nouvelle assistante arrive tout à l’heure d’ailleurs, dit Paul en ignorant le ton de son ami, enfin juste pour une brève présentation et pour que je lui montre les lieux. Fais en sorte de ne pas… Enfin, tout ce que je veux dire, c’est que j’ai pas envie de prendre un an de vacances à me faire du souci pour toi !

Sidney lui sourit avec une certaine tristesse qu’il tentait de dissimuler, hocha la tête et posa l’index sur la souris, prêt à cliquer sur le mot « Renouveler » plaqué sur l’écran.

« Clic. »

Ils se précipitèrent ensuite vers la baie vitrée qui donnait sur les Alpes. Les sommets étaient encore recouverts d’un chapeau cotonneux en ce mois de juillet, le temps était radieux – le thermomètre électronique affichait dix degrés. Sidney ouvrit la fenêtre, inspira une grande bouffée d’air frais qui lui piqua les joues, et pivota la tête sur la droite. Il observa brièvement une parabole en haut d’un des pics entourant la station. Elle rejetait un faisceau orangé vers le ciel. Ce dernier, jusqu’ici d’un bleu glacé, commençait à s’encombrer de nuages. Sidney s’étonna de ce phénomène – le temps devait être ensoleillé toute la journée. Il tourna la tête sur la gauche pour vérifier que l’autre antenne rejetait, elle aussi, le rayon. Puis il regagna son ordinateur, suivi de Paul.

À leur grande surprise, toutes les données avaient disparu.

 

Tout à coup, un violent coup de tonnerre fit écho au cri de surprise de Sidney quand il retourna la tête.

Le ciel était devenu tout blanc. Puis la neige tomba. Un vrai déluge. Elle créait un rideau si épais qu’il était impossible de voir à plus de quelques centimètres. Sidney s’empressa d’aller fermer la baie. Le vent se leva, ou plutôt un blizzard. Des caissons d’équipements venaient se fracasser contre les vitres blindées.

La porte d’entrée s’ouvrit violemment. Sonia, une grande rousse avec des petits yeux verts, en tenue légère, se rua à l’intérieur. Elle était totalement gelée.

—   Qu’est-ce que tu as encore fabriqué, Morencet ? aboya-t-elle en direction de Sidney. C’est le ciel qui nous tombe sur la tête dehors !

Sidney ne répondit pas. Ses yeux fixaient les flocons de neige qui formaient des lignes presque horizontales sous la force du vent.

—   Je… Nous… bégaya-t-il en reprenant ses esprits. Je ne comprends pas, on a juste changé quelques données, rien que des paramètres sans importance…

—   Visiblement pas sans importance, maugréa Sonia. (Elle se retourna brusquement, semblant chercher quelque chose.) Où sont Nestor et Julie ?

Sidney les appela par radio sur-le-champ, en vain. L’inquiétude grimpa aussitôt et il se porta volontaire pour partir à leur recherche. Paul décida de l’accompagner.

Dans la réserve adjacente à la salle de contrôle, ils trouvèrent les combinaisons et les casques nécessaires aux sorties par grand froid. Ils les enfilèrent aussi rapidement que possible puis sortirent précautionneusement.

Les bourrasques de vent rendaient leur marche périlleuse. La neige tombait si solidement qu’en l’espace de quelques minutes, leurs pieds se retrouvèrent enfouis dans la poudreuse. Ils devaient pourtant se dépêcher et redoublèrent leurs efforts.

Après une inspection ardue des alentours du centre, ils trouvèrent Nestor… entièrement frigorifié, sans vie. Julie était à ses côtés, dans le même état. Cela venait tout juste de se produire. Soudain, une alarme retentit dans leur casque. La température extérieure chutait… Moins cinquante degrés Celsius !

Ils appelèrent au secours.

Pendant les trois secondes qu’il leur avait fallu pour communiquer avec Sonia, la température avait dégringolé, atteignant moins soixante-cinq degrés. Pire qu’en Antarctique… Leurs combinaisons commençaient à laisser passer le froid et ils se mirent à grelotter, ce qui les ralentissait plus encore.

 

Sidney pensa à Alcide, son fils, tout seul à la maison avec sa nourrice Cécilia. La peur lui serra la gorge. Il espéra que ces conditions ne touchaient pas la ville à quelque soixante-dix kilomètres de là. Puis il eut un vertige. Le froid l’engourdissait. Il allait tomber quand une main le retint.

Il vit le visage d’une femme sous un casque. Elle lui souriait d’un air confiant.

—   Je m’appelle Émilie Sauvage, je dois remplacer Paul, lui dit-elle. Je vais vous aider à sortir de…

Sidney n’entendit pas la suite. Il venait de s’évanouir.

 

—   Occupez-vous des deux cadavres, ordonna Émilie par radio à Sonia. Je me charge de vos collègues ici.

Elle sortit de son sac un instrument longiligne qu’elle dirigea vers Sidney. Le corps de Sidney se souleva, se mit à l’horizontale et glissa en direction du poste de contrôle sans être emporté par le blizzard.

Émilie voulut renouveler l’opération avec le corps de Paul, quand quelque chose attira son attention. Elle ne voyait pas ses chaussures. Il n’y avait aucune trace de sang, or ses pieds étaient coupés au niveau de la cheville, une coupure bien nette, toute droite qu’elle distinguait parfaitement. Elle s’avança et tendit le bras… Ses doigts disparurent eux aussi. Instinctivement, elle ramena son bras vers elle. Les doigts réapparurent mais elle remarqua que leur extrémité était mouillée, comme si elle les avait trempés dans un verre d’eau. Perplexe, elle tira le corps de Paul et vit ses chaussures se former, elles aussi complètement imbibées de liquide.

La glace les enveloppa en l’espace d’une seconde, lui rappelant que la température descendait encore.

Elle secoua la tête comme pour chasser un mauvais rêve, pointa son instrument en direction de Paul et le fit se déplacer comme pour Sidney.

 

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